Quand le silence devient une stratégie face au risque

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Le déni du risque serait un des ennemis de la sécurité. Pourtant, c'est une stratégie fréquente, souvent engendrée par le silence organisationnel et qui peut se cacher dans des indicateurs disant l'accident peu probable. Les conducteurs de métro se protègent ainsi de l'accident grave ; quand les managers de proximité s'en servent pour compenser leur position délicate.

En entreprise, il existerait une sorte d’illusion du contrôle. "Il est très fréquent qu’on ait la conviction que l'accident ne survient que si quelqu’un ne respecte pas la procédure, affirme François Daniellou, directeur scientifique de la Foncsi (fondation pour une culture de sécurité industrielle). Mais dans la vraie vie, impossible de prévoir toutes les situations. La sécurité dépend alors de la décision des hommes et des femmes face à l’imprévu." Pour les organisations, cette prise de conscience suppose d'éviter l'écueil du déni du risque. Deux jours durant, les participants à un colloque de l'IMDR (institut pour la maîtrise des risques) organisé en novembre 2017 à Paris, ont échangé sur la question.

Les entreprises auraient trop tendance à faire confiance aux probabilités, alors même que tous les grands accidents industriels étaient très peu probables. "Le poids des probabilités est source de déni", prévient l'ergonome. D'autant que le taux de fréquence – l'indicateur le plus souvent utilisé – traduit les accidents bénins, "mais ne dit rien sur la préparation aux risques majeurs".

Silence organisationnel

Quel est le plus grand ennemi de la sécurité ? Pour François Daniellou, c'est le silence organisationnel, dont les entreprises sont volontiers adeptes. Quand des agents ont des difficultés à supporter une situation et ne peuvent pas lutter, ils vont se convaincre que ce n’est pas si dangereux. Le déni du risque guette.

Un mécanisme, décrit par le psychanalyste Christophe Dejours, titulaire de la chaire psychanalyse, santé et travail au Cnam, qui est fréquent chez les managers. "Ils accumulent des informations descendantes parfois partiellement contradictoires entre elles et souvent en contradiction avec ce qui remonte du terrain, détaille François Daniellou. Pour se protéger, puisqu'ils ne peuvent pas ignorer les informations descendantes, ils vont interrompre les informations remontantes." Et tout en haut, les dirigeants sont souvent persuadés que si quelque chose de grave se passait, ils le sauraient.

Stratégie d'évitement dans le métro

Ce silence organisationnel, Laura Cottard, sociologue, l’a aussi côtoyé lors des travaux de recherche pour sa thèse menés à la RATP. Les 3 000 conducteurs du métro parisien sont confrontés dans leur métier au risque d’accident grave de voyageur, autrement dit à la possibilité de la mort d’usagers, accidentelle ou volontaire, c'est un événement "probable" dans leur carrière. Statistiquement, "un conducteur verra au moins un suicide", précise Laura Cottard. En observation pendant 6 mois, et grâce à des dizaines d'entretiens, la chercheuse a réalisé une monographie d’une ligne de métro.

Comment font-ils face à ce risque probable ? "Ils opèrent un travail d’évitement de la pensée avec un recours au silence", observe Laura Cottard. Leur principale stratégie de défense est de contenir leurs émotions. "Il ne faut pas y penser", est une phrase qui revient beaucoup dans leur discours. C’est un travail psychologique complexe et incessant, car la pensée de l'accident grave menace toujours de revenir. La peur peut survenir dans une station bondée, à la vision d’un voyageur trop près du bord, d’une ombre dans un tunnel…

Les risques du métier

Pour supporter l’idée de pouvoir participer involontairement à la mort, les conducteurs adoptent également une représentation de l’accident grave de voyageur comme étant un risque du métier, sur lequel ils n’ont aucune prise. C’est une fatalité, un événement incontrôlable.

L’institution, la RATP, ne contrarie pas leur choix du silence, souligne Laura Cottard, ce qui se traduit même dans les termes utilisés : accident grave voyageur ou AGV, en interne. "Dans la formation, on en parle surtout car une procédure est prévue en cas d’accident. Mais il n’y a pas de véritable préparation psychologique", remarque la sociologue. Durant les deux mois où ils sont formés avant d'être affectés à une ligne, les agents s’exercent sur des simulateurs de conduite avec des scénarios accidentels, mais le suicide n’est pas intégré.

"Capteurs de réalité"

"Les conducteurs ne parlent pas de leur peur alors que l’exprimer est une ressource, observe Laura Cottard. Cela peut permettre d’être mieux préparé à l’événement." Dans le métro comme dans toute entreprise, face au risque, la parole est un élément déterminant. François Daniellou appelle à rétablir des "capteurs de réalité", pour alimenter les politiques de prévention. Comment faire ? Il faut renforcer la présence des managers sur le terrain. Et les espaces de discussion sur le travail peuvent être un des outils déterminants.

 

 

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